lundi 8 octobre 2007

Hervé Le Tellier / Italo Calvino


Cher Monsieur le Président,

Permettez-moi de vous faire parvenir ce livre d’Italo Calvino, Marcovaldo.

Vous verrez que Marcovaldo est un recueil d’une vingtaine de nouvelles. Le sous-titre en est Les Saisons en ville. Je vous aurais volontiers offert mon exemplaire personnel, un poche. Mais il ne se trouvait plus dans ma bibliothèque. J’ai dû le prêter, ou, cas le plus probable, l’offrir.

Marcovaldo est-il un « classique » ? Je le pense sincèrement et même, je l’affirme, d’autant que je crains que, dans votre course, vous ne concédiez guère de temps aux livres si vous leur en avez jamais accordé. Le qualifier de classique le sauvera peut-être. Calvino a écrit sur les classiques, sa définition vous surprendrait. Elle vous consolerait d’en avoir lu si peu, elle vous conduirait à en lire quelques-uns.

Un écrivain qui vous connaît bien a déclaré que vous aviez peu de disposition au bonheur. Je m’en doutais un peu, de ce que vous laissez paraître. De ce point de vue, Marcovaldo semble être votre exact contraire : c’est un héros sans héroïsme, sans ambition, un Pierrot prolétaire embauché dans la manutention, un Marco Polo sédentaire et timide, une sorte de Charlot des Temps modernes qu’on retrouverait dans l’Italie industrielle des années soixante-dix. Il travaille, il est usé. S’il existait vraiment, il mourrait sans doute jeune, comme souvent les ouvriers. Mais heureux, il l’est, d’un bonheur que, dans un cliché, on dirait simple. Il vit au dernier étage d’un immeuble populaire, dans un appartement trop petit, avec sa femme Isolina, et ses trois enfants turbulents (ma mémoire se refuse à me livrer leurs noms).

Marcovaldo n’est pas comme vous. À lui, il n’arrive que des histoires de presque rien, ou de si peu : il ramène chez lui sur son porte-bagages une plante verte qui devient gigantesque, il adopte un lapin blanc échappé du laboratoire, ses enfants jettent des pierres sur une enseigne lumineuse qui gâche la sérénité de la nuit.

Si je vous offre ce livre, c’est pour partager avec vous quelque chose d’important pour moi, quelque chose qui m’a construit, qui me construit encore. Comme tout ce qui est culturel, cela ne me coûte rien, cela n’entre pas dans le PIB. Si j’avais une pomme et que je vous la donnais, je n’en aurais plus. Mais la culture n’est pas une marchandise et voici donc mon cadeau : voyez-vous, Monsieur le Président, dès la première lecture (car je l’ai beaucoup relu), j’ai tout de suite aimé le Marcovaldo de ce livre. Je l’ai aimé d’une tendresse immédiate, naturelle, de cette tendresse spontanée qui nous saisit parfois en ces jours généreux où l’on voudrait sourire à tous les inconnus croisés dans la rue. C’est cette sensation de bonheur d’humanité que je veux donner, chaque fois, lorsque je fais cadeau de mon Marcovaldo. Pardonnez-moi, mais vous semblez si peu satisfait de la vie que je ne peux que vouloir vous l’offrir.

Il y a aussi cette écriture que j’aimerais vous faire découvrir si vous ne la connaissiez déjà, cette écriture invraisemblablement fluide, subtile et sensuelle. À des dizaines d’écrivains, dans le monde entier, elle a dû donner envie d’écrire, de raconter des histoires. Elle demeure un modèle de légèreté et d’intelligence derrière lequel, lorsque j’écris, j’ai toujours la sensation de courir, rêvant de l’effleurer. Les écrivains, vous voyez, courent aussi.

Comme tous ceux qui m’ont précédé dans cette ronde, je crois aux livres, à la lumière qu’ils jettent sur le monde, à la richesse ce qu’ils sèment en ceux qui les font leur. L’enseignement, dites-vous, « doit se préoccuper de l’avenir professionnel des jeunes », et vous évoquez, avec gourmandise, les mots magiques d’informatique et de mathématiques. J’aime les mathématiques, mais je crois que si l’école fait aimer la lecture, elle aura fait mille fois plus. Mieux : je suis certain que si vous lisez et aimez Marcovaldo, j’aurai fait beaucoup pour vous.

Pour toutes ces raisons, vous trouverez ci-inclus cet exemplaire de Marcovaldo.

Revevez, Monsieur le Président, mes plus citoyennes salutations.

Hervé Le Tellier*

PS : J’aime énormément l’expression « ci-inclus ». Elle vient nous rappeler que la langue bouge, puisque le « ci » de ci-inclus est en voie de disparition, et que toutes les langues sont vouées tôt ou tard à devenir des langues anciennes. J’y pense aussi car vous avez expliqué un jour que vous ne voyiez pas « pourquoi le contribuable financerait les études de ceux qui veulent étudier les littératures anciennes ». Par ailleurs, la logique par laquelle vous associez ces deux derniers mots m’échappe quelque peu, puisque si les langues sont multiples et périssables, la littérature est une et ne vieillit jamais.


* dernier ouvrages parus Les Amnésiques n'ont rien vécu d'inoubliable (Castor Astral, 2005), Joconde jusqu'à cent (Castor Astral, 2006), ainsi que, avec Xavier Gorce, Les opussums célèbres (Castor Astral, 2007) et Je m'attache très facilement (Mille et une nuits, 2007).