lundi 8 octobre 2007

Hervé Le Tellier / Italo Calvino


Cher Monsieur le Président,

Permettez-moi de vous faire parvenir ce livre d’Italo Calvino, Marcovaldo.

Vous verrez que Marcovaldo est un recueil d’une vingtaine de nouvelles. Le sous-titre en est Les Saisons en ville. Je vous aurais volontiers offert mon exemplaire personnel, un poche. Mais il ne se trouvait plus dans ma bibliothèque. J’ai dû le prêter, ou, cas le plus probable, l’offrir.

Marcovaldo est-il un « classique » ? Je le pense sincèrement et même, je l’affirme, d’autant que je crains que, dans votre course, vous ne concédiez guère de temps aux livres si vous leur en avez jamais accordé. Le qualifier de classique le sauvera peut-être. Calvino a écrit sur les classiques, sa définition vous surprendrait. Elle vous consolerait d’en avoir lu si peu, elle vous conduirait à en lire quelques-uns.

Un écrivain qui vous connaît bien a déclaré que vous aviez peu de disposition au bonheur. Je m’en doutais un peu, de ce que vous laissez paraître. De ce point de vue, Marcovaldo semble être votre exact contraire : c’est un héros sans héroïsme, sans ambition, un Pierrot prolétaire embauché dans la manutention, un Marco Polo sédentaire et timide, une sorte de Charlot des Temps modernes qu’on retrouverait dans l’Italie industrielle des années soixante-dix. Il travaille, il est usé. S’il existait vraiment, il mourrait sans doute jeune, comme souvent les ouvriers. Mais heureux, il l’est, d’un bonheur que, dans un cliché, on dirait simple. Il vit au dernier étage d’un immeuble populaire, dans un appartement trop petit, avec sa femme Isolina, et ses trois enfants turbulents (ma mémoire se refuse à me livrer leurs noms).

Marcovaldo n’est pas comme vous. À lui, il n’arrive que des histoires de presque rien, ou de si peu : il ramène chez lui sur son porte-bagages une plante verte qui devient gigantesque, il adopte un lapin blanc échappé du laboratoire, ses enfants jettent des pierres sur une enseigne lumineuse qui gâche la sérénité de la nuit.

Si je vous offre ce livre, c’est pour partager avec vous quelque chose d’important pour moi, quelque chose qui m’a construit, qui me construit encore. Comme tout ce qui est culturel, cela ne me coûte rien, cela n’entre pas dans le PIB. Si j’avais une pomme et que je vous la donnais, je n’en aurais plus. Mais la culture n’est pas une marchandise et voici donc mon cadeau : voyez-vous, Monsieur le Président, dès la première lecture (car je l’ai beaucoup relu), j’ai tout de suite aimé le Marcovaldo de ce livre. Je l’ai aimé d’une tendresse immédiate, naturelle, de cette tendresse spontanée qui nous saisit parfois en ces jours généreux où l’on voudrait sourire à tous les inconnus croisés dans la rue. C’est cette sensation de bonheur d’humanité que je veux donner, chaque fois, lorsque je fais cadeau de mon Marcovaldo. Pardonnez-moi, mais vous semblez si peu satisfait de la vie que je ne peux que vouloir vous l’offrir.

Il y a aussi cette écriture que j’aimerais vous faire découvrir si vous ne la connaissiez déjà, cette écriture invraisemblablement fluide, subtile et sensuelle. À des dizaines d’écrivains, dans le monde entier, elle a dû donner envie d’écrire, de raconter des histoires. Elle demeure un modèle de légèreté et d’intelligence derrière lequel, lorsque j’écris, j’ai toujours la sensation de courir, rêvant de l’effleurer. Les écrivains, vous voyez, courent aussi.

Comme tous ceux qui m’ont précédé dans cette ronde, je crois aux livres, à la lumière qu’ils jettent sur le monde, à la richesse ce qu’ils sèment en ceux qui les font leur. L’enseignement, dites-vous, « doit se préoccuper de l’avenir professionnel des jeunes », et vous évoquez, avec gourmandise, les mots magiques d’informatique et de mathématiques. J’aime les mathématiques, mais je crois que si l’école fait aimer la lecture, elle aura fait mille fois plus. Mieux : je suis certain que si vous lisez et aimez Marcovaldo, j’aurai fait beaucoup pour vous.

Pour toutes ces raisons, vous trouverez ci-inclus cet exemplaire de Marcovaldo.

Revevez, Monsieur le Président, mes plus citoyennes salutations.

Hervé Le Tellier*

PS : J’aime énormément l’expression « ci-inclus ». Elle vient nous rappeler que la langue bouge, puisque le « ci » de ci-inclus est en voie de disparition, et que toutes les langues sont vouées tôt ou tard à devenir des langues anciennes. J’y pense aussi car vous avez expliqué un jour que vous ne voyiez pas « pourquoi le contribuable financerait les études de ceux qui veulent étudier les littératures anciennes ». Par ailleurs, la logique par laquelle vous associez ces deux derniers mots m’échappe quelque peu, puisque si les langues sont multiples et périssables, la littérature est une et ne vieillit jamais.


* dernier ouvrages parus Les Amnésiques n'ont rien vécu d'inoubliable (Castor Astral, 2005), Joconde jusqu'à cent (Castor Astral, 2006), ainsi que, avec Xavier Gorce, Les opussums célèbres (Castor Astral, 2007) et Je m'attache très facilement (Mille et une nuits, 2007).

jeudi 26 juillet 2007

Philippe Delerm / Walt Whitman



Cher Monsieur Sarkozy,

Je crois savoir que vous avez une certaine sympathie pour ce qui nous vient des Etats-Unis.

Avec votre ami Johnny Halliday, connaisseur encyclopédique de l’œuvre de Thomas Lanier Williams, vous avez sûrement affirmé en fredonnant que nous avions tous en nous quelque chose de Tennessee, ce qui, à la réflexion, est quand même plus vrai pour certains que pour d’autres.

Vous aurez plaisir je pense à découvrir, à travers ce recueil de poésies, que nous avons tous en nous quelque chose de Walt Whitman (1819-1892). Vous avez un vrai problème avec mai 1968, une époque et un esprit que vous espérez définitivement enterrés. La lecture du Whitman vous rassurera peut-être en vous révélant que l’esprit de mai 68 peut être conciliable avec l’amour de la démocratie. Elle vous inquiètera sans doute en vous disant que le meilleur de mai 68, ce qui peut laisser supposer qu’il y a là quelque chose de viscéral et d’irréductible qui pourrait ressurgir, sous des formes à définir.

Enfin, à défaut de libéralisme, vous entendez souffler dans ces pages le vent de la liberté, ce qui vous fera plaisir, car je ne doute pas que vous soyez plus attaché à celle-ci qu’à celui-là.
Je vous souhaite donc une bonne lecture, et vous prie de croire à mes sentiments respectueux,

Philippe Delerm.*




*dernier roman paru, A Garonne, Points.

jeudi 12 juillet 2007

Geneviève Brisac / Christa Wolf


Monsieur le président,

Pourquoi lisons-nous ? C’est en grande partie un mystère. Probablement dans l’espoir d’une vie plus lente, plus vaste, plus pleine, qui ne s’échappe pas de tous côtés. Nous lisons parce que la vie est un toboggan, ou un désastre. Ou les deux Nous lisons pour reprendre pied, reprendre sens.

Mais vous, vous n’avez pas le temps.
Peut-être pourrions-nous vous les faire partager, vous les raconter, ces livres que nous aimons, dont nous nous nourrissons, qui nous façonnent.

J’ai choisi pour vous un livre de Christa Wolf. C’est un livre politique. Il s’intitule Cassandre.
Elle revisite le mythe, elle parle d’elle, elle parle de nous. Elle montre combien nous avons besoin d’images, et de rêves, pour penser le présent.
Cassandre voulut être prophétesse. Parler avec ma voix, dit-elle, je n’ai voulu que cela et rien de plus. Elle ajoute, et c’est le secret de sa perte : Il y a en moi quelque chose de chacun, aussi n’ai-je jamais pu m’attacher entièrement à quiconque, ni comprendre la haine.

Ne pas comprendre la haine. S’identifier à chacun. N’avoir pour soi que sa voix.
Un contrepoison que je suis heureuse de pouvoir vous offrir, à l’aube de votre mandat, monsieur le Président.


Geneviève Brisac*


* dernier roman paru, 52 ou la seconde vie, éditions de l'Olivier.

jeudi 28 juin 2007

Philippe Jaenada/ David Goodis


Monsieur le président,

Je vous fais une lettre – comme disait quelqu’un qui serait bien dérouté aujourd’hui, ou qui s’amuserait de tout, allez savoir –, mais pour être franc (ne pas mentir rend léger), ce n’est pas l’envie qui m’étouffe.

On écrit aux gens qu’on aime, en général – ou bien aux Impôts, à la Sécurité Sociale...

Vous offrir un livre me paraît encore plus farfelu. Et pourtant, soyons sport, soyons noble, je vous envoie une lettre et un livre. (Pour continuer sur ces beaux rails de franchise, ma démarche n’est en réalité ni très sport ni très noble : j’ai une bonne raison de vous envoyer livre et lettre, j’y viens dans dix lignes.)

Pour ce qui est du livre, j’ai choisi Cauchemar, de David Goodis.
D’abord parce que j’aime bien le titre (je ne me fais pas d’illusions, je sais que vous ne le lirez pas, donc autant que tout tienne dans le titre), ensuite parce que David Goodis est un excellent écrivain, ça ne court pas les cimetières, puis parce qu’il s’agit d’un roman policier (ça se lit comme un conte pour enfants – illusions, lâchez-moi), enfin parce que c’est l’histoire d’une erreur judiciaire.

Et voilà le sujet de ma lettre, voilà pourquoi, après avoir pensé « Je n’ai rien à dire à Nicolas Sarkozy », je me suis rétorqué « Mais si, bien sûr que si, patate. »

La semaine dernière, je buvais un coup en bas de chez moi avec Julien Blanc-Gras (dont je vous conseille – je suis Don Quichotte – le Gringoland) quand, après une question à propos de son air un peu soucieux, il m’a parlé de son ami Romain.
Son ami Romain est un jeune homme tout ce qu’il y a de plus calme et sympathique (comme Julien, d’ailleurs, qui ne ferait pas de mal à une mouche saoule sur le bord de son verre), fils d’enseignants valenciennois (je me demande pourquoi je précise : on peut être fils de violonistes et détrousseur de petites vieilles, mais enfin, « fils d’enseignants valenciennois », je ne sais pas, ça pose son jeune homme), journaliste musical et emprisonné pour quatre mois à Fleury-Mérogis.
Incarcéré après une arrestation et un jugement en comparution immédiate au moment des manifestations qui ont suivi votre élection.
Ça m’a rappelé quelque chose. J’avais entendu parler à la radio de cette mise à l’ombre, oui, il me semblait bien – de cet « éloignement » de la société. J’avais évidemment trouvé cela expéditif et sévère, pour rester mesuré, mais je ne savais pas exactement de quoi il retournait.

Voici donc la petite et triste histoire de Romain...
Le 6 mai, Romain, 29 ans, fils d’enseignants valenciennois et journaliste musical, se rend place de la Bastille pour manifester, exprimer pacifiquement (ce qui est autorisé, je pense) sa désapprobation, son désarroi et son inquiétude à l’annonce du résultat de l’élection et de la prise de pouvoir du nouveau président de la République (vous). Il n’aime pas votre programme, ou votre personnalité, je n’en sais rien – quoi qu’il en soit, ce n’est pas gentil pour vous, mais ce n’est pas interdit, j’en suis sûr.
Or, en fin de soirée, des énervés, des enragés, des casseurs, briseurs, passent à l’attaque, bombardent, les troupes de l’ordre chargent, bombardent, c’est le bazar cataclysmique : Romain, qui n’a pas l’âme guerrière, décide de rentrer chez lui. C’est mieux, on sera plus tranquille. En partant, il ramasse un pavé, en souvenir amusé de cette soirée sinistre (il en fait collection – ce n’est pas bon, à mon avis, de souligner cette particularité inquiétante, ça fait malsain, quasi psychopathe, ça sent la révolte latente, cachée, le type passionné en secret par la protestation, le mauvais élément qui finira un jour par nous nuire (ce n’est pas bien, les timbres ? les boîtes de camembert, il a au moins essayé ?), mais encore une fois, le train de la Franchise ne doit pas s’arrêter en gare de Crainte). Il se met donc en route vers chez lui (il habite près de l’Hôtel de Ville), mais les accès à la place de la Bastille sont tous bloqués par les barricades policières.
Romain, fils de journalistes musicaux et enseignant valenciennois, s’approche alors benoîtement d’un cordon de CRS, comme il en a le droit, son pavé toujours à la main (les gaz lacrymogènes ayant réveillé son asthme, il n’avait sans doute plus toute sa tête).
On lui saute dessus, on le jette à terre, un gros pied lourdement chaussé lui écrase le visage (et les lunettes) contre une plaque d’égout, il est emmené, emporté en garde-à-vue, passe vingt-quatre heures au dépôt du Palais de Justice (délicieuses, on s’en doute, dans une cellule qu’il partage avec six prévenus peu philosophes, et avec pour seuls compagnons de réconfort, pendant vingt-quatre heures, un pot de compote et une petite bouteille d’eau), et jugé en comparution immédiate. Il arrive au tribunal en piteux état, incrédule, en plein cauchemar. Un policier en civil a déclaré l’avoir vu jeter trois pavés (« sans pouvoir dire si ces pavés ont atteint ou blessé des gendarmes »), ce que Romain dément formellement – plusieurs témoins présents sur les lieux pourraient appuyer ses dires (Romain est honnête, Romain est ami de la franchise – peut-être que le policier aussi, après tout, il a pu se tromper), mais ces témoins ne seront pas entendus, on n’a pas que ça à faire, faut que ça carbure, faut que l’opinion publique voie qu’on n’est pas des rigolos. Circulez, les témoins. L’avocat de Romain, qui a sans doute des tas de qualités par ailleurs, lui suggère de ne pas jouer le rebelle, de baisser la tête et de « remercier le policier de l’avoir interpellé avant qu’il ne commette l’irréparable ». (La conseillère d’orientation du brave homme n’a pas que des triomphes à son palmarès.)
Romain, qui voit en cet avocat son seul allié (et qui doit se dire confusément, dans le brouillard de ce moment irréel, que si on l’a interpellé avant qu’il ne commette quelque chose, c’est qu’il n’a rien commis), fait confiance à son protecteur et répète la phrase. Un instant plus tard, l’affaire est pliée, Romain est propulsé vers Fleury-Mérogis : quatre mois ferme.
Bien joué, on l’a eu, c’est réglé, sous vos applaudissements.
Il n’a pas fait appel, car la procédure est longue, et il aurait de toute façon purgé sa peine (punition, châtiment) avant le second procès.

Alors bien sûr, Nicolas (ici, je pose une main sur votre épaule, selon votre méthode désormais légendaire), j’ai bien conscience que ce n’est pas vous qui avez envoyé ce brave garçon innocent passer le printemps et l’été à l’ombre, dans une cage. Mais vous savez ce que c’est, l’euphorie de la victoire, l’envie de faire plaisir au chef, la conscience d’être soutenu par le pouvoir : pour des histoires de tape-à-l’oeil, d’esprit cador, un brave garçon innocent, dont le seul tort est d’avoir manifesté contre vous, se retrouve enfermé pour quatre mois avec des types qui ont violé leur voisine ou fracassé la tête d’un passant.

Il paraît qu’il n’est pas particulièrement solide, Romain. Immergé là-bas, il va déguster. Il déguste, à l’heure où je vous écris – 7h30 du matin. Ça risque de laisser des traces (quatre mois, c’est bien plus qu’il n’en faut pour laisser des traces), il va en sortir abîmé, ou du moins changé. Tout ça, cette pseudo justice du Moyen Age, cette séquestration d’un jeune homme capturé au hasard, pour quoi ? Pour faire bonne impression.
En écraser un pour épater les autres.

Cauchemar, cauchemar. Vous ne lirez pas Cauchemar, de David Goodis. Vous ne libèrerez sans doute pas Romain sur un gracieux coup de tête. Mais si vous pouviez y penser un tout petit peu, ne serait-ce que deux minutes ce soir avant de vous endormir, ce serait déjà ça de gagné pour votre conscience – celle de la France, donc, si j’ai bien compris.

En espérant passer longtemps entre les mailles du filet, je vous prie d’agréer, monsieur le président, mes salutations lointaines.

Philippe Jaenada*




dernier roman paru Vie et mort de la jeune fille blonde, Livre de poche (2006)

mercredi 13 juin 2007

Anne-Marie Garat / James Agee

Monsieur le Président,

J’ai choisi de vous adresser Louons maintenant les grands hommes.
Rien que le titre est exaltant : nous aimons qu’on nous raconte l’histoire des grands hommes…
James Agee est mort dans un taxi à 45 ans, un 16 mai, le jour de la mort de son père.
De ces coïncidences dont on se dit qu’elles ne résultent pas seulement du concours de la circonstance. Les romanciers n’osent pas mettre dans leurs fictions des choses de la réalité qui sont incroyables, invraisemblables, pourtant la vie dépasse en extravagance, cruauté et beauté tout ce que peut concevoir l’imagination humaine. C’est ce que pense Agee, après avoir passé six semaines en Alabama, chez des métayers misérables.

En 1936, le magazine Time-Life de New York l’envoie faire un reportage sur les effets de la Grande Dépression au fin fond du sud américain. Il part avec Walker Evans, un des plus grands photographes américains, encore mal connu à cette époque. Au début du livre, vous verrez quelques unes de ses photos. On peut se demander de ces masures, ces hommes, ces femmes, ces enfants, ces champs de coton, cette table de cuisine, ces pitoyables objets sur un dessus de cheminée, cette paire de chaussures éculées, s’ils sont photographiables, s’ils intéressent le regard. S’ils ont quelque chose à nous apprendre. Comment constater, qu’est-ce qu’un document ? Voilà la question terrible : de quoi sommes-nous témoins, si notre vie n’est pas seulement de traverser en aveugles ce qui nous entoure ?

Là, je voudrais vous parler d’un autre livre, un roman français, de Victor Hugo : Les Misérables. Juste une incise sur la fiction, qui en prend à son aise avec la réalité, dit-on. Dans ce roman de génie, égout littéraire où se précipitent tous les genres, Hugo met à mal l’imposture du réalisme. Son roman dit où sombre toute humanité déshéritée d’elle-même, tenue au bas-fond infernal de la misère. Lisez les chapitres : La mine et les mineurs. Le bas-fond. Lisez la plaidoirie insensée de Champmathieu, l’homme sans parole pour se dire lui-même, infirme tragique qui bégaie son histoire, et déclenche le rire du tribunal.

Rêveur, Hugo ? Extra lucide d’actualité, notre contemporain, debout.

Agee a écrit son livre debout, face à l’invisible du réel. Il prend note . Il décrit. Une maison de métayers. Chaque corps d’homme, de femme, d’enfant ; leurs vêtements. Le pied nu, la corne des ongles. Une chambre, un à un les objets, la cheminée, le dessus de la cheminée, le calendrier, la lampe, le placard ; tout ce qu’il contient, vaisselle, ustensiles ; les outils. Le chapeau en paille de maïs, le petit miroir, les lits. L’odeur de rance, de moisi, de sueur, de vermine. La toile cirée, les fourchettes, les miettes de pain dans les fissures, les tasses dépareillées, les deux assiettes, chacune. Les chemises de travail, les chaussures, les mulets. Le fermage et le métayage, la poussière, la boue et l’herbe chétive, l’école, inaccessible ; les nègres voisins, la plaie purulente à l’épaule, la couture du bleu de travail, ce bleu « modifié à l’unisson par la transpiration, le soleil, le blanchissage, les tensions constantes d’usage et d’âge… on pourrait dévisager un tel vêtement, et le toucher même, l’étudier, des yeux, des doigts, des lèvres subtiles, et à longueur de temps, et ne jamais l’apprendre tout à fait ; et je n’ai pas vu une combinaison parvenue à ce point d’usure, dont la texture et la couleur ne composent un monde à elles, de ravissement. »

Méfiez-vous du ravissement d’Agee. Il est fait de colère et de désespoir.

Lisez la litanie des inventaires, sa rage et sa détresse de recenser, et nommer, ce qui est de l’ordre de l’insondable, de l’impensable de l’indignité, de l’offense criminelle qu’il y a à porter regard sur l’homme assigné à cet état. Et il n’y a, n’ayez crainte, ni lyrisme ni pathétique, ni sentimentalisme dans ces pages. Que la conscience d’une profanation, de l’imposture du document comme de la fiction, de l’entreprise artistique devant un tel sujet. Et il atteint cependant l’oeuvre d’art, par l’effort d’une connaissance. Par la chirurgie délicate et cruelle d’un acte qu’il accomplit dans la peur et l’honneur, en même temps que la froideur, la vénération, la pitié, la culpabilité aiguë qui point le cœur… « Je suis simplement moi-même, un certain jeune homme, debout dans la sueur de mes vêtements, à l’arrière d’un porche séparé d’une certaine maison, effondrée au plus profond de l’Alabama rural comme une pierre dans la mer, dans la chaleur torpide d’une matinée blanche… »

Ce livre anticipe la commande de Roosevelt à la Farm Security administration entre 1935 et 1938 : afin d’illustrer les effets du New deal, celle-ci envoya Ben Shahn, Russell Lee, Arthur Rothstein, Dorothea Lange, Walker Evans, photographier les populations du sud américain frappées par la crise… Leur œuvre est une archive de la mémoire ouvrière. A la même époque, Steinbeck décrit la misère agricole, l’exode des chômeurs dans Les raisins de la colère, Des souris et des hommes

Dans Louons maintenant les grands hommes, Agee n’esthétise ni n’héroïse la pauvreté. En écrivain engagé, il cherche la forme de langage qui soit un partage de son expérience humaine, et son livre, publié à grand mal, est un des plus sublimes témoignages de la littérature.

Monsieur le Président, lire ne perd pas de temps ; il en gagne. Lire confère plus value à notre capital humain. Les livres nous connaissent, ils nous pensent et nous lisent longtemps après que nous les avons fermés. Ils louent les grands hommes que nous pouvons être.

Bien à vous.


Anne-Marie Garat*



*Dernier roman paru : Dans la main du diable, Actes-Sud, 2006

mercredi 30 mai 2007

Agnès Desarthe / Sylvia Townsend Warner


Monsieur le président,

J'ai choisi de vous envoyer Une lubie de M. Fortune de Sylvia Townsend Warner,
non parce que l'auteur en est une femme,
non parce que cette femme était communiste,
non parce qu'elle était homosexuelle,
mais parce que j'ai lu quelque part que vous vous identifiez à Holden Caulfield, un des héros de JD Salinger, et que j'ai trouvé cela suffisamment saugrenu pour penser que nos points communs (que j'avais la naïveté de croire nuls) étaient plus nombreux qu'il y paraissait.

Peut-être qu'au fond, vous pensez, comme moi, que l'éducation est l'unique priorité, que l'étude des langues anciennes doit non seulement être financée mais encouragée, que la pulsion épistémique est notre bien le plus précieux, que les valeurs de solidarité et d'entraide sont les seules qui vaillent vraiment d'être transmises, que la concorde sociale naît de la compréhension et non de la répression, qu'être une terre d'accueil est une fierté à défendre ardemment, que le consumérisme est un poison et le temps de vivre un luxe qui devrait être accordé à tous.

On peut bien rêver.

Une lubie de M. Fortune est un roman d'apprentissage à l'envers; c'est l'histoire d'un missionnaire catholique envoyé dans une île du Pacifique afin d'évangéliser les sauvages et qui découvre, chemin faisant, que la sauvagerie ne siège pas où il le pensait. M. Fortune désapprend ce qu'il croyait savoir, fait l'expérience sublime du doute et accède à une nouvelle forme de transcendance. C'est un livre merveilleusement drôle et profond, un petit traité d'humanisme que je vous fais parvenir car c'est, selon moi, ce dont nous manquons le plus cruellement aujourd'hui.

Puissiez-vous prendre le temps de lire. C'est si bon. Et puisque nous parlons du temps, gageons que celui qui est perdu, celui que nous ne passons pas à travailler, est un trésor dans lequel un de nos plus grands auteurs est allé chercher une clé qui manque à tous ceux qui pensent que nous ne sommes au monde que pour être efficaces. Sans la métaphysique, il ne reste que l'angoisse. Comme c'est triste.

Bien à vous,


Agnès Desarthe*



colissimo n° 8V 66915 78364 3

*dernier roman paru, Mangez-moi, Editions de l'Olivier, 2006.
www.agnesdesarthe.com


mercredi 16 mai 2007

François Bégaudeau / Denis Diderot

Cher Président,

A cette bafouille je joins un roman qui ne vous servira à rien.
D’une part, vous ne le lirez pas, pas plus que vous ne lirez cette lettre – et pourquoi l’écris-je alors ?
J’y reviendrai.
Vous n’avez jamais trop lu, ce n’est pas maintenant que vous allez commencer. Au lycée vous avez sagement enquillé les classiques imposés par vos profs de français, parce qu’il le fallait, parce que c’était votre devoir, déjà vos devoirs vous requéraient davantage que vos droits. Accomplie votre mission scolaire, c’en a été fini des romans. Une fois, je vous ai entendu déclarer Voyage au bout de la nuit votre livre préféré. Il devait figurer au programme du bac l’année où vous l’avez passé.

D’autre part je doute que les livres soient d’une quelconque utilité à qui exerce le pouvoir. Voyez Mitterrand. Grand lecteur, c’est connu. Féru d’écrivains de gauche comme Zola, Chardonne, Barrès. Tout cela a-t-il fait que son double septennat ait été profitable à notre nation, la France ? Pas sûr. Il se peut même que le meilleur de son règne ait tenu à ce qui en lui ne procédait pas de la littérature. Avec vous, le problème ne se pose pas, surtout restez comme vous êtes, surtout ne vous mettez pas en tête de mélanger les serviettes de la gouvernance avec les torchons de la littérature.

Aussi dois-je corriger ma formule liminaire : à cette bafouille je joins un roman dont je souhaite de tout mon cœur qu’il ne vous serve à rien. Dont je souhaite ardemment qu’il ne vous serve qu’à redécouvrir, ou simplement découvrir, que certaines choses ici-bas ne servent à rien. Vous n’en reviendrez pas, vous qui avez mobilisé tous les atomes à portée de votre main pour la dérisoire bataille présidentielle, et comment meublerez-vous votre vie post-élyséenne ? Que ferez-vous d’années subsidiaires réfractaires à toute instrumentalisation ? Vous serez démuni devant l’évidente inutilité de votre corps. D’où la nécessité de vous accoutumer dès maintenant au dérisoire. J’aurais pu vous envoyer un Rubik’s Cube, ce sera un livre.

Vous entendez souvent ceux que vous appelez les intellectuels de gauche ou les bobos dire que la littérature est nécessaire, au sens où une nécessité, une urgence disent-ils aussi, l’active. Vous ignorez à quel point vous faites bien de ne pas les écouter. La littérature peut à la rigueur servir à manger – des chips –, à acheter un appartement – une studette –, à se taper des filles et/ou des garçons, à pallier l’absence de filles et/ou de garçons, à sécher ses larmes si jamais on aime en verser. Pour le reste : activité purement gratuite – et d’ailleurs pas trop chère.

Jacques, vous vous en souvenez peut-être, est fataliste. Il croit que tout ce qui arrive devait arriver, que toutes nos mésaventures étaient écrites là-haut. Qu’il y a une nécessité à l’œuvre. Jacques est comme les intellectuels de gauche lorsqu’ils parlent de littérature, comme vous qui pensez que la pédophilie est génétique, comme vous qui fondamentalement croyez que le destin de chacun est écrit sur les parchemins de sa force native. Comme vous qui étonnamment ne croyez pas du tout à ce possible que vous avez accroché au bout de votre slogan de campagne.

Diderot est un matérialiste joyeux. Matérialiste : tout est matière. Joyeux : la matière est infinie. Ecrire ces petites choses que sont les romans consiste pour Diderot à tisser des textes dont le dédale emprunte au labyrinthe infiniment extensible de la matière, et, dans le cas qui nous intéresse, à contredire de facto Jacques en le jetant comme une boule dans le flipper infernal du possible. Quand on écrit, c’est comme quand on est ensemble : tout devient possible. Ecrire que les poules ont des dents, c’est possible. Ecrire que les frais de dentiste des poules ne sont pas pour autant remboursés par la sécurité sociale, c’est possible. Et que du coup les poules évitent le chocolat ou les fraises Tagada. Et qu’elles compensent avec des chewing-gums sans sucre. Et que les coqs leur trouvent ainsi un air vulgaire qu’ils réprouvent et prisent à la fois.
C’est possible.
C’est de la logique plaquée sur de l’arbitraire. De la nécessité déclinée à partir de décrets absurdes, dérisoires, inutiles. C’est gratuit, ça mange pas de pain, ça n’en fabrique pas non plus, ça n’en multiplie pas, ça ne sert à rien, ça ne vous servira à rien, pas plus que ne vous servira à quoi que ce soit cette bafouille et pourquoi l’ai-je écrite alors ?
Parce que ça m’amuse.


François Bégaudeau*



colissimo n° 8V66915 78162 5


*dernier roman paru : Entre les murs, Verticales, 2006
(Prix Télérama / France Culture 2006)
A paraître : Fin de l'histoire, Verticales, août 2007