mercredi 30 mai 2007

Agnès Desarthe / Sylvia Townsend Warner


Monsieur le président,

J'ai choisi de vous envoyer Une lubie de M. Fortune de Sylvia Townsend Warner,
non parce que l'auteur en est une femme,
non parce que cette femme était communiste,
non parce qu'elle était homosexuelle,
mais parce que j'ai lu quelque part que vous vous identifiez à Holden Caulfield, un des héros de JD Salinger, et que j'ai trouvé cela suffisamment saugrenu pour penser que nos points communs (que j'avais la naïveté de croire nuls) étaient plus nombreux qu'il y paraissait.

Peut-être qu'au fond, vous pensez, comme moi, que l'éducation est l'unique priorité, que l'étude des langues anciennes doit non seulement être financée mais encouragée, que la pulsion épistémique est notre bien le plus précieux, que les valeurs de solidarité et d'entraide sont les seules qui vaillent vraiment d'être transmises, que la concorde sociale naît de la compréhension et non de la répression, qu'être une terre d'accueil est une fierté à défendre ardemment, que le consumérisme est un poison et le temps de vivre un luxe qui devrait être accordé à tous.

On peut bien rêver.

Une lubie de M. Fortune est un roman d'apprentissage à l'envers; c'est l'histoire d'un missionnaire catholique envoyé dans une île du Pacifique afin d'évangéliser les sauvages et qui découvre, chemin faisant, que la sauvagerie ne siège pas où il le pensait. M. Fortune désapprend ce qu'il croyait savoir, fait l'expérience sublime du doute et accède à une nouvelle forme de transcendance. C'est un livre merveilleusement drôle et profond, un petit traité d'humanisme que je vous fais parvenir car c'est, selon moi, ce dont nous manquons le plus cruellement aujourd'hui.

Puissiez-vous prendre le temps de lire. C'est si bon. Et puisque nous parlons du temps, gageons que celui qui est perdu, celui que nous ne passons pas à travailler, est un trésor dans lequel un de nos plus grands auteurs est allé chercher une clé qui manque à tous ceux qui pensent que nous ne sommes au monde que pour être efficaces. Sans la métaphysique, il ne reste que l'angoisse. Comme c'est triste.

Bien à vous,


Agnès Desarthe*



colissimo n° 8V 66915 78364 3

*dernier roman paru, Mangez-moi, Editions de l'Olivier, 2006.
www.agnesdesarthe.com


mercredi 16 mai 2007

François Bégaudeau / Denis Diderot

Cher Président,

A cette bafouille je joins un roman qui ne vous servira à rien.
D’une part, vous ne le lirez pas, pas plus que vous ne lirez cette lettre – et pourquoi l’écris-je alors ?
J’y reviendrai.
Vous n’avez jamais trop lu, ce n’est pas maintenant que vous allez commencer. Au lycée vous avez sagement enquillé les classiques imposés par vos profs de français, parce qu’il le fallait, parce que c’était votre devoir, déjà vos devoirs vous requéraient davantage que vos droits. Accomplie votre mission scolaire, c’en a été fini des romans. Une fois, je vous ai entendu déclarer Voyage au bout de la nuit votre livre préféré. Il devait figurer au programme du bac l’année où vous l’avez passé.

D’autre part je doute que les livres soient d’une quelconque utilité à qui exerce le pouvoir. Voyez Mitterrand. Grand lecteur, c’est connu. Féru d’écrivains de gauche comme Zola, Chardonne, Barrès. Tout cela a-t-il fait que son double septennat ait été profitable à notre nation, la France ? Pas sûr. Il se peut même que le meilleur de son règne ait tenu à ce qui en lui ne procédait pas de la littérature. Avec vous, le problème ne se pose pas, surtout restez comme vous êtes, surtout ne vous mettez pas en tête de mélanger les serviettes de la gouvernance avec les torchons de la littérature.

Aussi dois-je corriger ma formule liminaire : à cette bafouille je joins un roman dont je souhaite de tout mon cœur qu’il ne vous serve à rien. Dont je souhaite ardemment qu’il ne vous serve qu’à redécouvrir, ou simplement découvrir, que certaines choses ici-bas ne servent à rien. Vous n’en reviendrez pas, vous qui avez mobilisé tous les atomes à portée de votre main pour la dérisoire bataille présidentielle, et comment meublerez-vous votre vie post-élyséenne ? Que ferez-vous d’années subsidiaires réfractaires à toute instrumentalisation ? Vous serez démuni devant l’évidente inutilité de votre corps. D’où la nécessité de vous accoutumer dès maintenant au dérisoire. J’aurais pu vous envoyer un Rubik’s Cube, ce sera un livre.

Vous entendez souvent ceux que vous appelez les intellectuels de gauche ou les bobos dire que la littérature est nécessaire, au sens où une nécessité, une urgence disent-ils aussi, l’active. Vous ignorez à quel point vous faites bien de ne pas les écouter. La littérature peut à la rigueur servir à manger – des chips –, à acheter un appartement – une studette –, à se taper des filles et/ou des garçons, à pallier l’absence de filles et/ou de garçons, à sécher ses larmes si jamais on aime en verser. Pour le reste : activité purement gratuite – et d’ailleurs pas trop chère.

Jacques, vous vous en souvenez peut-être, est fataliste. Il croit que tout ce qui arrive devait arriver, que toutes nos mésaventures étaient écrites là-haut. Qu’il y a une nécessité à l’œuvre. Jacques est comme les intellectuels de gauche lorsqu’ils parlent de littérature, comme vous qui pensez que la pédophilie est génétique, comme vous qui fondamentalement croyez que le destin de chacun est écrit sur les parchemins de sa force native. Comme vous qui étonnamment ne croyez pas du tout à ce possible que vous avez accroché au bout de votre slogan de campagne.

Diderot est un matérialiste joyeux. Matérialiste : tout est matière. Joyeux : la matière est infinie. Ecrire ces petites choses que sont les romans consiste pour Diderot à tisser des textes dont le dédale emprunte au labyrinthe infiniment extensible de la matière, et, dans le cas qui nous intéresse, à contredire de facto Jacques en le jetant comme une boule dans le flipper infernal du possible. Quand on écrit, c’est comme quand on est ensemble : tout devient possible. Ecrire que les poules ont des dents, c’est possible. Ecrire que les frais de dentiste des poules ne sont pas pour autant remboursés par la sécurité sociale, c’est possible. Et que du coup les poules évitent le chocolat ou les fraises Tagada. Et qu’elles compensent avec des chewing-gums sans sucre. Et que les coqs leur trouvent ainsi un air vulgaire qu’ils réprouvent et prisent à la fois.
C’est possible.
C’est de la logique plaquée sur de l’arbitraire. De la nécessité déclinée à partir de décrets absurdes, dérisoires, inutiles. C’est gratuit, ça mange pas de pain, ça n’en fabrique pas non plus, ça n’en multiplie pas, ça ne sert à rien, ça ne vous servira à rien, pas plus que ne vous servira à quoi que ce soit cette bafouille et pourquoi l’ai-je écrite alors ?
Parce que ça m’amuse.


François Bégaudeau*



colissimo n° 8V66915 78162 5


*dernier roman paru : Entre les murs, Verticales, 2006
(Prix Télérama / France Culture 2006)
A paraître : Fin de l'histoire, Verticales, août 2007