jeudi 28 juin 2007

Philippe Jaenada/ David Goodis


Monsieur le président,

Je vous fais une lettre – comme disait quelqu’un qui serait bien dérouté aujourd’hui, ou qui s’amuserait de tout, allez savoir –, mais pour être franc (ne pas mentir rend léger), ce n’est pas l’envie qui m’étouffe.

On écrit aux gens qu’on aime, en général – ou bien aux Impôts, à la Sécurité Sociale...

Vous offrir un livre me paraît encore plus farfelu. Et pourtant, soyons sport, soyons noble, je vous envoie une lettre et un livre. (Pour continuer sur ces beaux rails de franchise, ma démarche n’est en réalité ni très sport ni très noble : j’ai une bonne raison de vous envoyer livre et lettre, j’y viens dans dix lignes.)

Pour ce qui est du livre, j’ai choisi Cauchemar, de David Goodis.
D’abord parce que j’aime bien le titre (je ne me fais pas d’illusions, je sais que vous ne le lirez pas, donc autant que tout tienne dans le titre), ensuite parce que David Goodis est un excellent écrivain, ça ne court pas les cimetières, puis parce qu’il s’agit d’un roman policier (ça se lit comme un conte pour enfants – illusions, lâchez-moi), enfin parce que c’est l’histoire d’une erreur judiciaire.

Et voilà le sujet de ma lettre, voilà pourquoi, après avoir pensé « Je n’ai rien à dire à Nicolas Sarkozy », je me suis rétorqué « Mais si, bien sûr que si, patate. »

La semaine dernière, je buvais un coup en bas de chez moi avec Julien Blanc-Gras (dont je vous conseille – je suis Don Quichotte – le Gringoland) quand, après une question à propos de son air un peu soucieux, il m’a parlé de son ami Romain.
Son ami Romain est un jeune homme tout ce qu’il y a de plus calme et sympathique (comme Julien, d’ailleurs, qui ne ferait pas de mal à une mouche saoule sur le bord de son verre), fils d’enseignants valenciennois (je me demande pourquoi je précise : on peut être fils de violonistes et détrousseur de petites vieilles, mais enfin, « fils d’enseignants valenciennois », je ne sais pas, ça pose son jeune homme), journaliste musical et emprisonné pour quatre mois à Fleury-Mérogis.
Incarcéré après une arrestation et un jugement en comparution immédiate au moment des manifestations qui ont suivi votre élection.
Ça m’a rappelé quelque chose. J’avais entendu parler à la radio de cette mise à l’ombre, oui, il me semblait bien – de cet « éloignement » de la société. J’avais évidemment trouvé cela expéditif et sévère, pour rester mesuré, mais je ne savais pas exactement de quoi il retournait.

Voici donc la petite et triste histoire de Romain...
Le 6 mai, Romain, 29 ans, fils d’enseignants valenciennois et journaliste musical, se rend place de la Bastille pour manifester, exprimer pacifiquement (ce qui est autorisé, je pense) sa désapprobation, son désarroi et son inquiétude à l’annonce du résultat de l’élection et de la prise de pouvoir du nouveau président de la République (vous). Il n’aime pas votre programme, ou votre personnalité, je n’en sais rien – quoi qu’il en soit, ce n’est pas gentil pour vous, mais ce n’est pas interdit, j’en suis sûr.
Or, en fin de soirée, des énervés, des enragés, des casseurs, briseurs, passent à l’attaque, bombardent, les troupes de l’ordre chargent, bombardent, c’est le bazar cataclysmique : Romain, qui n’a pas l’âme guerrière, décide de rentrer chez lui. C’est mieux, on sera plus tranquille. En partant, il ramasse un pavé, en souvenir amusé de cette soirée sinistre (il en fait collection – ce n’est pas bon, à mon avis, de souligner cette particularité inquiétante, ça fait malsain, quasi psychopathe, ça sent la révolte latente, cachée, le type passionné en secret par la protestation, le mauvais élément qui finira un jour par nous nuire (ce n’est pas bien, les timbres ? les boîtes de camembert, il a au moins essayé ?), mais encore une fois, le train de la Franchise ne doit pas s’arrêter en gare de Crainte). Il se met donc en route vers chez lui (il habite près de l’Hôtel de Ville), mais les accès à la place de la Bastille sont tous bloqués par les barricades policières.
Romain, fils de journalistes musicaux et enseignant valenciennois, s’approche alors benoîtement d’un cordon de CRS, comme il en a le droit, son pavé toujours à la main (les gaz lacrymogènes ayant réveillé son asthme, il n’avait sans doute plus toute sa tête).
On lui saute dessus, on le jette à terre, un gros pied lourdement chaussé lui écrase le visage (et les lunettes) contre une plaque d’égout, il est emmené, emporté en garde-à-vue, passe vingt-quatre heures au dépôt du Palais de Justice (délicieuses, on s’en doute, dans une cellule qu’il partage avec six prévenus peu philosophes, et avec pour seuls compagnons de réconfort, pendant vingt-quatre heures, un pot de compote et une petite bouteille d’eau), et jugé en comparution immédiate. Il arrive au tribunal en piteux état, incrédule, en plein cauchemar. Un policier en civil a déclaré l’avoir vu jeter trois pavés (« sans pouvoir dire si ces pavés ont atteint ou blessé des gendarmes »), ce que Romain dément formellement – plusieurs témoins présents sur les lieux pourraient appuyer ses dires (Romain est honnête, Romain est ami de la franchise – peut-être que le policier aussi, après tout, il a pu se tromper), mais ces témoins ne seront pas entendus, on n’a pas que ça à faire, faut que ça carbure, faut que l’opinion publique voie qu’on n’est pas des rigolos. Circulez, les témoins. L’avocat de Romain, qui a sans doute des tas de qualités par ailleurs, lui suggère de ne pas jouer le rebelle, de baisser la tête et de « remercier le policier de l’avoir interpellé avant qu’il ne commette l’irréparable ». (La conseillère d’orientation du brave homme n’a pas que des triomphes à son palmarès.)
Romain, qui voit en cet avocat son seul allié (et qui doit se dire confusément, dans le brouillard de ce moment irréel, que si on l’a interpellé avant qu’il ne commette quelque chose, c’est qu’il n’a rien commis), fait confiance à son protecteur et répète la phrase. Un instant plus tard, l’affaire est pliée, Romain est propulsé vers Fleury-Mérogis : quatre mois ferme.
Bien joué, on l’a eu, c’est réglé, sous vos applaudissements.
Il n’a pas fait appel, car la procédure est longue, et il aurait de toute façon purgé sa peine (punition, châtiment) avant le second procès.

Alors bien sûr, Nicolas (ici, je pose une main sur votre épaule, selon votre méthode désormais légendaire), j’ai bien conscience que ce n’est pas vous qui avez envoyé ce brave garçon innocent passer le printemps et l’été à l’ombre, dans une cage. Mais vous savez ce que c’est, l’euphorie de la victoire, l’envie de faire plaisir au chef, la conscience d’être soutenu par le pouvoir : pour des histoires de tape-à-l’oeil, d’esprit cador, un brave garçon innocent, dont le seul tort est d’avoir manifesté contre vous, se retrouve enfermé pour quatre mois avec des types qui ont violé leur voisine ou fracassé la tête d’un passant.

Il paraît qu’il n’est pas particulièrement solide, Romain. Immergé là-bas, il va déguster. Il déguste, à l’heure où je vous écris – 7h30 du matin. Ça risque de laisser des traces (quatre mois, c’est bien plus qu’il n’en faut pour laisser des traces), il va en sortir abîmé, ou du moins changé. Tout ça, cette pseudo justice du Moyen Age, cette séquestration d’un jeune homme capturé au hasard, pour quoi ? Pour faire bonne impression.
En écraser un pour épater les autres.

Cauchemar, cauchemar. Vous ne lirez pas Cauchemar, de David Goodis. Vous ne libèrerez sans doute pas Romain sur un gracieux coup de tête. Mais si vous pouviez y penser un tout petit peu, ne serait-ce que deux minutes ce soir avant de vous endormir, ce serait déjà ça de gagné pour votre conscience – celle de la France, donc, si j’ai bien compris.

En espérant passer longtemps entre les mailles du filet, je vous prie d’agréer, monsieur le président, mes salutations lointaines.

Philippe Jaenada*




dernier roman paru Vie et mort de la jeune fille blonde, Livre de poche (2006)

mercredi 13 juin 2007

Anne-Marie Garat / James Agee

Monsieur le Président,

J’ai choisi de vous adresser Louons maintenant les grands hommes.
Rien que le titre est exaltant : nous aimons qu’on nous raconte l’histoire des grands hommes…
James Agee est mort dans un taxi à 45 ans, un 16 mai, le jour de la mort de son père.
De ces coïncidences dont on se dit qu’elles ne résultent pas seulement du concours de la circonstance. Les romanciers n’osent pas mettre dans leurs fictions des choses de la réalité qui sont incroyables, invraisemblables, pourtant la vie dépasse en extravagance, cruauté et beauté tout ce que peut concevoir l’imagination humaine. C’est ce que pense Agee, après avoir passé six semaines en Alabama, chez des métayers misérables.

En 1936, le magazine Time-Life de New York l’envoie faire un reportage sur les effets de la Grande Dépression au fin fond du sud américain. Il part avec Walker Evans, un des plus grands photographes américains, encore mal connu à cette époque. Au début du livre, vous verrez quelques unes de ses photos. On peut se demander de ces masures, ces hommes, ces femmes, ces enfants, ces champs de coton, cette table de cuisine, ces pitoyables objets sur un dessus de cheminée, cette paire de chaussures éculées, s’ils sont photographiables, s’ils intéressent le regard. S’ils ont quelque chose à nous apprendre. Comment constater, qu’est-ce qu’un document ? Voilà la question terrible : de quoi sommes-nous témoins, si notre vie n’est pas seulement de traverser en aveugles ce qui nous entoure ?

Là, je voudrais vous parler d’un autre livre, un roman français, de Victor Hugo : Les Misérables. Juste une incise sur la fiction, qui en prend à son aise avec la réalité, dit-on. Dans ce roman de génie, égout littéraire où se précipitent tous les genres, Hugo met à mal l’imposture du réalisme. Son roman dit où sombre toute humanité déshéritée d’elle-même, tenue au bas-fond infernal de la misère. Lisez les chapitres : La mine et les mineurs. Le bas-fond. Lisez la plaidoirie insensée de Champmathieu, l’homme sans parole pour se dire lui-même, infirme tragique qui bégaie son histoire, et déclenche le rire du tribunal.

Rêveur, Hugo ? Extra lucide d’actualité, notre contemporain, debout.

Agee a écrit son livre debout, face à l’invisible du réel. Il prend note . Il décrit. Une maison de métayers. Chaque corps d’homme, de femme, d’enfant ; leurs vêtements. Le pied nu, la corne des ongles. Une chambre, un à un les objets, la cheminée, le dessus de la cheminée, le calendrier, la lampe, le placard ; tout ce qu’il contient, vaisselle, ustensiles ; les outils. Le chapeau en paille de maïs, le petit miroir, les lits. L’odeur de rance, de moisi, de sueur, de vermine. La toile cirée, les fourchettes, les miettes de pain dans les fissures, les tasses dépareillées, les deux assiettes, chacune. Les chemises de travail, les chaussures, les mulets. Le fermage et le métayage, la poussière, la boue et l’herbe chétive, l’école, inaccessible ; les nègres voisins, la plaie purulente à l’épaule, la couture du bleu de travail, ce bleu « modifié à l’unisson par la transpiration, le soleil, le blanchissage, les tensions constantes d’usage et d’âge… on pourrait dévisager un tel vêtement, et le toucher même, l’étudier, des yeux, des doigts, des lèvres subtiles, et à longueur de temps, et ne jamais l’apprendre tout à fait ; et je n’ai pas vu une combinaison parvenue à ce point d’usure, dont la texture et la couleur ne composent un monde à elles, de ravissement. »

Méfiez-vous du ravissement d’Agee. Il est fait de colère et de désespoir.

Lisez la litanie des inventaires, sa rage et sa détresse de recenser, et nommer, ce qui est de l’ordre de l’insondable, de l’impensable de l’indignité, de l’offense criminelle qu’il y a à porter regard sur l’homme assigné à cet état. Et il n’y a, n’ayez crainte, ni lyrisme ni pathétique, ni sentimentalisme dans ces pages. Que la conscience d’une profanation, de l’imposture du document comme de la fiction, de l’entreprise artistique devant un tel sujet. Et il atteint cependant l’oeuvre d’art, par l’effort d’une connaissance. Par la chirurgie délicate et cruelle d’un acte qu’il accomplit dans la peur et l’honneur, en même temps que la froideur, la vénération, la pitié, la culpabilité aiguë qui point le cœur… « Je suis simplement moi-même, un certain jeune homme, debout dans la sueur de mes vêtements, à l’arrière d’un porche séparé d’une certaine maison, effondrée au plus profond de l’Alabama rural comme une pierre dans la mer, dans la chaleur torpide d’une matinée blanche… »

Ce livre anticipe la commande de Roosevelt à la Farm Security administration entre 1935 et 1938 : afin d’illustrer les effets du New deal, celle-ci envoya Ben Shahn, Russell Lee, Arthur Rothstein, Dorothea Lange, Walker Evans, photographier les populations du sud américain frappées par la crise… Leur œuvre est une archive de la mémoire ouvrière. A la même époque, Steinbeck décrit la misère agricole, l’exode des chômeurs dans Les raisins de la colère, Des souris et des hommes

Dans Louons maintenant les grands hommes, Agee n’esthétise ni n’héroïse la pauvreté. En écrivain engagé, il cherche la forme de langage qui soit un partage de son expérience humaine, et son livre, publié à grand mal, est un des plus sublimes témoignages de la littérature.

Monsieur le Président, lire ne perd pas de temps ; il en gagne. Lire confère plus value à notre capital humain. Les livres nous connaissent, ils nous pensent et nous lisent longtemps après que nous les avons fermés. Ils louent les grands hommes que nous pouvons être.

Bien à vous.


Anne-Marie Garat*



*Dernier roman paru : Dans la main du diable, Actes-Sud, 2006