mercredi 13 juin 2007

Anne-Marie Garat / James Agee

Monsieur le Président,

J’ai choisi de vous adresser Louons maintenant les grands hommes.
Rien que le titre est exaltant : nous aimons qu’on nous raconte l’histoire des grands hommes…
James Agee est mort dans un taxi à 45 ans, un 16 mai, le jour de la mort de son père.
De ces coïncidences dont on se dit qu’elles ne résultent pas seulement du concours de la circonstance. Les romanciers n’osent pas mettre dans leurs fictions des choses de la réalité qui sont incroyables, invraisemblables, pourtant la vie dépasse en extravagance, cruauté et beauté tout ce que peut concevoir l’imagination humaine. C’est ce que pense Agee, après avoir passé six semaines en Alabama, chez des métayers misérables.

En 1936, le magazine Time-Life de New York l’envoie faire un reportage sur les effets de la Grande Dépression au fin fond du sud américain. Il part avec Walker Evans, un des plus grands photographes américains, encore mal connu à cette époque. Au début du livre, vous verrez quelques unes de ses photos. On peut se demander de ces masures, ces hommes, ces femmes, ces enfants, ces champs de coton, cette table de cuisine, ces pitoyables objets sur un dessus de cheminée, cette paire de chaussures éculées, s’ils sont photographiables, s’ils intéressent le regard. S’ils ont quelque chose à nous apprendre. Comment constater, qu’est-ce qu’un document ? Voilà la question terrible : de quoi sommes-nous témoins, si notre vie n’est pas seulement de traverser en aveugles ce qui nous entoure ?

Là, je voudrais vous parler d’un autre livre, un roman français, de Victor Hugo : Les Misérables. Juste une incise sur la fiction, qui en prend à son aise avec la réalité, dit-on. Dans ce roman de génie, égout littéraire où se précipitent tous les genres, Hugo met à mal l’imposture du réalisme. Son roman dit où sombre toute humanité déshéritée d’elle-même, tenue au bas-fond infernal de la misère. Lisez les chapitres : La mine et les mineurs. Le bas-fond. Lisez la plaidoirie insensée de Champmathieu, l’homme sans parole pour se dire lui-même, infirme tragique qui bégaie son histoire, et déclenche le rire du tribunal.

Rêveur, Hugo ? Extra lucide d’actualité, notre contemporain, debout.

Agee a écrit son livre debout, face à l’invisible du réel. Il prend note . Il décrit. Une maison de métayers. Chaque corps d’homme, de femme, d’enfant ; leurs vêtements. Le pied nu, la corne des ongles. Une chambre, un à un les objets, la cheminée, le dessus de la cheminée, le calendrier, la lampe, le placard ; tout ce qu’il contient, vaisselle, ustensiles ; les outils. Le chapeau en paille de maïs, le petit miroir, les lits. L’odeur de rance, de moisi, de sueur, de vermine. La toile cirée, les fourchettes, les miettes de pain dans les fissures, les tasses dépareillées, les deux assiettes, chacune. Les chemises de travail, les chaussures, les mulets. Le fermage et le métayage, la poussière, la boue et l’herbe chétive, l’école, inaccessible ; les nègres voisins, la plaie purulente à l’épaule, la couture du bleu de travail, ce bleu « modifié à l’unisson par la transpiration, le soleil, le blanchissage, les tensions constantes d’usage et d’âge… on pourrait dévisager un tel vêtement, et le toucher même, l’étudier, des yeux, des doigts, des lèvres subtiles, et à longueur de temps, et ne jamais l’apprendre tout à fait ; et je n’ai pas vu une combinaison parvenue à ce point d’usure, dont la texture et la couleur ne composent un monde à elles, de ravissement. »

Méfiez-vous du ravissement d’Agee. Il est fait de colère et de désespoir.

Lisez la litanie des inventaires, sa rage et sa détresse de recenser, et nommer, ce qui est de l’ordre de l’insondable, de l’impensable de l’indignité, de l’offense criminelle qu’il y a à porter regard sur l’homme assigné à cet état. Et il n’y a, n’ayez crainte, ni lyrisme ni pathétique, ni sentimentalisme dans ces pages. Que la conscience d’une profanation, de l’imposture du document comme de la fiction, de l’entreprise artistique devant un tel sujet. Et il atteint cependant l’oeuvre d’art, par l’effort d’une connaissance. Par la chirurgie délicate et cruelle d’un acte qu’il accomplit dans la peur et l’honneur, en même temps que la froideur, la vénération, la pitié, la culpabilité aiguë qui point le cœur… « Je suis simplement moi-même, un certain jeune homme, debout dans la sueur de mes vêtements, à l’arrière d’un porche séparé d’une certaine maison, effondrée au plus profond de l’Alabama rural comme une pierre dans la mer, dans la chaleur torpide d’une matinée blanche… »

Ce livre anticipe la commande de Roosevelt à la Farm Security administration entre 1935 et 1938 : afin d’illustrer les effets du New deal, celle-ci envoya Ben Shahn, Russell Lee, Arthur Rothstein, Dorothea Lange, Walker Evans, photographier les populations du sud américain frappées par la crise… Leur œuvre est une archive de la mémoire ouvrière. A la même époque, Steinbeck décrit la misère agricole, l’exode des chômeurs dans Les raisins de la colère, Des souris et des hommes

Dans Louons maintenant les grands hommes, Agee n’esthétise ni n’héroïse la pauvreté. En écrivain engagé, il cherche la forme de langage qui soit un partage de son expérience humaine, et son livre, publié à grand mal, est un des plus sublimes témoignages de la littérature.

Monsieur le Président, lire ne perd pas de temps ; il en gagne. Lire confère plus value à notre capital humain. Les livres nous connaissent, ils nous pensent et nous lisent longtemps après que nous les avons fermés. Ils louent les grands hommes que nous pouvons être.

Bien à vous.


Anne-Marie Garat*



*Dernier roman paru : Dans la main du diable, Actes-Sud, 2006

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